Porte-voix des établissements de santé privés non lucratifs, le directeur général du GH Paris Saint-Joseph, Régis Moreau, alerte sur l’état de survie financière de ces hôpitaux. Pour que ce modèle efficient et salué de tous reste viable, l’État doit revaloriser l’ambulatoire et supprimer les coefficients de minoration/pondération tarifaires.
Hospimedia : « Dans un courrier adressé le 22 mai à Emmanuel Macron, une soixantaine d’établissements de santé privés à but non lucratif lui expriment leur plus vive inquiétude quant à la pérennité de leurs structures. Pourquoi cette alerte financière au plus haut sommet de l’État ?
Régis Moreau : En région parisienne, 90% des hôpitaux privés non lucratifs sont en déficit en 2022. C’est du jamais vu. Il s’agit en plus de gros déficits. On n’en est pas à 1 voire 2 millions d’euros (M€) mais plutôt entre 6 et 15 M€. Sur la France en général, 83% des établissements sont aujourd’hui dans le rouge. Là encore, ce n’était jamais arrivé car ces structures ont plutôt comme réputation d’avoir une gestion assez sérieuse de leurs deniers. Nous n’avons pas changé nos paramètres de gestion, ni augmenté notre masse salariale dans tous les sens, ni relevé nos dépenses. Jusqu’à présent, nous n’avions que 20% ou au plus à peine un tiers de nos établissements qui pouvaient connaître des difficultés. Prenez le groupe hospitalier Paris Saint-Joseph : 2022 est une très mauvaise année puisque nous terminons à 9,8 M€ de déficit sur un budget global d’environ 450 M€ en incluant Marie-Lannelongue. En pourcentage, ce n’est pas énorme en soi mais quand on voit la trésorerie qui nous reste, cela pose question. Nous ne sommes pas les seuls. L’hôpital Foch à Suresnes est en déficit, pareil pour le groupe hospitalier Diaconesses-Croix-Saint-Simon à Paris, pour ne citer qu’eux. Dans le Nord, le Groupement hospitalier de l’institut catholique de Lille tourne autour des 7 M€… Certains commencent d’ailleurs à avoir des difficultés à payer leurs fournisseurs et quelques-uns ont pu toucher des aides exceptionnelles de l’ARS pour faire face à leurs obligations.
Un acte de chirurgie en ambulatoire revient en moyenne à 1 000 €. Cela couvre le coût du bloc, des personnels médicaux et paramédicaux. En hospitalisation complète, le même acte était en moyenne tarifé 3 500 €. Or le poste de dépense le plus important quand on opère quelqu’un reste le bloc, ce n’est pas la nuit d’hébergement.
H. : Comment s’explique cette dégradation ?
R. M. : Cela tient principalement à deux facteurs. Entre 2019 et 2022, la médecine ambulatoire a bondi de 24,6% tous secteurs confondus (public et privé lucratif ou non), en échange de quoi l’hospitalisation complète a chuté de 10,4%. En chirurgie, l’ambulatoire a progressé de 8,8% contrairement à l’hospitalisation qui a plongé de 11%. Dans ces conditions, notre modèle économique ne peut plus s’équilibrer avec les tarifs qui nous sont fixés. Un acte de chirurgie en ambulatoire revient en moyenne à 1 000 €. Cela couvre le coût du bloc opératoire, des personnels médicaux et paramédicaux. En hospitalisation complète, le même acte était en moyenne tarifé 3 500 €. Or le poste de dépense le plus important quand on opère quelqu’un reste le bloc, ce n’est pas la nuit d’hébergement. Plus nous pratiquons de chirurgie ambulatoire, plus nous perdons de l’argent. C’est la même chose en médecine. Or l’État le sait très bien au point d’octroyer des enveloppes complémentaires aux hôpitaux publics pour équilibrer leurs comptes. Dans le privé lucratif, le recours au secteur 2 permet d’équilibrer quelque peu la situation, au moins pour les médecins, mais ce n’est pas le cas pour nous : nous ne pratiquons pas de dépassements d’honoraires.
H. : Dans votre lettre au président de la République, vous pointez « des mesures de discrimination de nature à mettre en péril » vos établissements, quelles sont-elles ?
R. M. : Cela renvoie à ce deuxième facteur que sont les coefficients de minoration et de pondération qui nous sont appliqués depuis 2018 et font que le modèle n’est plus viable. Jusqu’alors, nous avions les mêmes tarifs que le public : nos hôpitaux sont de service public. Encore une fois, nous ne prenons pas de secteur 2, n’avons pas de reste à charge, soignons tout le monde et nos chambres particulières ne sont pas facturées 400 € mais plutôt sur des montants assez modérés. Malgré cela, l’État a instauré un coefficient de minoration pour réduire nos tarifs par rapport aux hôpitaux publics au motif que nous payerions moins de taxes sur les bas salaires grâce aux allégements Fillon. En 2020, un rapport de l’Inspection générale des finances (IGF) et de celle des affaires sociales (Igas) a pourtant prouvé le contraire. Il y est marqué noir sur blanc que ce coefficient doit disparaître. Or l’État ne l’a toujours pas annulé. Le rapport est d’ailleurs resté longtemps caché : nous n’avons réussi à l’obtenir qu’en 2022. Si ce coefficient disparaît, nous récupérons 90 M€ par an, ce qui rééquilibrerait globalement les comptes de nos établissements. Quant au deuxième coefficient dit de pondération, il nous coûte 80 M€. Cela fait donc 170 M€ qu’on ne nous donne pas aujourd’hui. Le modèle ne peut plus s’équilibrer mais il peut très bien revenir à condition que l’ambulatoire soit revalorisé et que ces deux coefficients disparaissent. En tout cas, celui de minoration qui n’est vraiment pas justifié doit être supprimé. Celui de pondération, c’est moins automatique, il peut avoir discussion. Mais le premier, il n’y en a aucune. Nos salariés sont soumis à toutes les cotisations, y compris le chômage, ce qui n’est pas le cas dans le public.
Heureusement, nous essayons de travailler sur les conditions de travail et le fonctionnement en équipe, si bien que nos personnels nous restent fidèles. Après, la qualité du travail, c’est une chose, la reconnaissance financière c’est bien aussi et l’attente devient trop longue.
H. : Qu’en est-il de la transposition au privé non lucratif des revalorisations salariales accordées aux personnels des urgences des hôpitaux publics pour le travail de nuit, le week-end et les jours fériés ?
R. M. : Il semblerait, mais il n’y a aucun écrit officiel, que ces mesures décidées à la hâte en juillet 2022 nous soient accordées lorsqu’elles seront pérennisées. Je l’espère… En attendant, nous avons essayé de nous aligner avec nos moyens : certains ont même été contraints d’agir en ce sens sinon ils fermaient leurs urgences, d’autres n’ont pas suivi. À Paris, 80% de nos établissements n’ont pas été en mesure de le faire et ont perdu des médecins. Si je prends mon hôpital, où nous sommes pourtant autour des 72 000 passages l’an dernier et 3 200 accouchements, nous n’avons pas revalorisé les gardes, nous n’en avions pas les moyens. Pareil pour les paramédicaux. Malheureusement, le mal est fait. Comme nous n’avons pas de visibilité, je ne peux pas dire « on y va, on donne à tout le monde« . À la hauteur de Paris Saint-Joseph, les seules mesures accordées aux médecins me coûteraient 2,8 M€. Si j’englobe toutes les revalorisations tirées du plan Braun, j’arrive plutôt à 4,5 M€. Avant de sauter le pas, il nous faut donc des certitudes. Quand vous donnez 100 € à quelqu’un, vous ne revenez plus en arrière ensuite. En décembre, le ministère s’était engagé à ne pas prolonger ces mesures flash pour ne plus discriminer le privé non lucratif. Cet engagement n’a pas été tenu puisque les dispositions ont été prolongées pour le public mais toujours pas pour nous. En soi, c’est très bien pour ceux qui en bénéficient mais cette mise à l’écart dure depuis maintenant un an… Heureusement, nous essayons de travailler sur les conditions de travail et le fonctionnement en équipe, si bien que nos personnels nous restent fidèles. Après, la qualité du travail c’est une chose, la reconnaissance financière c’est bien aussi et l’attente devient trop longue.
H. : Ces freins financiers à l’équité de traitement, qui les portent ? Le ministère de la Santé ou Bercy ?
R. M. : Quand l’hôpital public est en danger, et c’est l’œil du viseur aujourd’hui, il faut absolument l’aider. Il est prioritaire quitte à mettre en difficultés d’autres établissements de service public. C’est notre sentiment à la Fehap. L’hiver dernier, on n’entendait parler que des fermetures d’urgences dans le public. À un moment, moi aussi je vais fermer mes urgences et délester… Prenez le nouvel encadrement de l’intérim médical, lui aussi nous impacte. Avez-vous pour autant entendu des directeurs du privé non lucratif se plaindre ? Non, nous avons répondu que nous ferions avec, que nous soutenions le ministère quelles que soient les difficultés que cela nous poserait et croyez-moi, ça nous en pose. Nous avons dû arrêter des vacataires dans certains services d’urgences principalement. Pareil en anesthésie. Là encore, c’est dommage qu’on ne voit que l’hôpital public.
Si nous étions des mauvais gestionnaires, je comprendrais qu’on nous laisse dans cette situation. Or on nous dit que nous sommes le modèle à suivre. Pourtant, nous n’arrivons pas à équilibrer nos comptes, et pas sur de petits montants. Et je peux vous dire qu’il n’y a pas des tonnes de gras. Nous sommes plutôt très efficients.
H : Justement, ne devriez-vous pas vous aussi plus souvent taper du poing sur la table et faire entendre ouvertement et publiquement votre voix ?
R. M. : Ce courrier à l’Élysée, c’est une grande première. La prochaine étape si nous ne sommes pas entendus, il n’a pas que le chef de l’État qui la verra mais aussi nos patients. Nous nous y sommes toujours refusés. Nous avons à chaque fois trouvé des solutions mais nous ne mettrons pas plus en danger nos personnels. Ils sont en énormes difficultés. Il y va donc de notre responsabilité et de leur survie : nous sommes garants face aux patients mais aussi face eux. Ils sont notre priorité. Et puis nos patients nous soutiennent. Ils nous sont extrêmement reconnaissants car ils savent pertinemment qu’ils sont pris sans reste à charge chez nous, sans dépassements d’honoraires, à toute heure du jour et de la nuit. Maintenant, si les pouvoirs publics veulent que nous basculions dans le privé lucratif et prenions du secteur 2, tout deviendra payant. Certains d’entre nous se posent la question. Il n’y a pas 10 000 solutions si les tarifs n’augmentent pas et les coefficients ne disparaissent pas : il nous faudra reprendre la main sur nos recettes. Aujourd’hui, cela se cantonne aux seules chambres particulières, ce qui est assez limité. Si nous étions des mauvais gestionnaires, je comprendrais qu’on nous laisse dans cette situation. Or on nous dit que nous sommes le modèle à suivre. Pourtant, nous n’arrivons pas à équilibrer nos comptes, et pas sur de petits montants. Et je peux vous dire qu’il n’y a pas des tonnes de gras. Nous sommes plutôt très efficients. Mais vu l’état de nos trésoreries, ça ne peut durer que deux ans. Après, l’État ne viendra pas compenser, nous aurons la barre du tribunal. Il faut donc réagir vite. »